Français

Sarlat

Le travail des ombres. L’obscurité déconcerte les automatismes de la perception. Raréfaction du visible. Les choses deviennent indistinctes, fuyantes. Le photographe s’empare de ce travail des ombres et l’instaure comme contrainte productive. Il en use comme d’une stratégie. Cette ombre photographiée, nous ne l’habitons pas la photographie n’est pas succédané de l’expérience perceptive mais production d’images critiques qui font jouer ses ambiguïtés.)
Chromatisme de l’obscur. Gradations de la pénombre: plus vers la nuit ou plus vers l’aube. À l’exception de quelques éclats isolés, une lumière résiduelle laisse s’installer la grisaille et éteint les couleurs (lividité bleutée du plastique). Chaleur seulement des matières qui ont partie liée avec la terre (bruns rougeoyants, ocres sableux).

Platitude de l’archange. Il subit, lui aussi, la faillite d’un affaissement. Mais, s’il va disparaissant, c’est par un autre tout La mouvance fluide du fond noir vient noyer sa posture d’élévation (le fond est sur le point d’absorber la forme). En outre, sur le devant, la transparence du plastique, finement striée, lui inflige un lissage de haut en bas. La statue glisse, coule plutôt que croule; elle sombre, (la photographie est assumée comme surface; dans cette opération, la statue perd sa consistance: son volume est contesté deux fois).

Fragmentations. Le photographe nous condamne aux cadrages parcellaires : il nous prive de toute vue panoramique. Mangé par l’ombre, le visible perd son évidence de spectacle visuel, «je cesse d’adhérer à mon propre regard ‘6’ Qu’est-ce que je vois au juste ? Le regard devient scrutateur Dans cette hésitation, le sujet qui voit engage ses propres réminiscences et son propre imaginaire.

Métamorphoses. ‘“Fini le solide et le calme. Une certaine danse est partout “ Ces plissements incertains, fluides et solides à la fois, est-ce statue gisant au sol ou chiffons informes qui tombent par terre? Ce trou dans la terre avec ces débris poudreux, ne fait-il pas surgir une configuration de nuages dans le ciel, comme dans quelque trompe-l’œil baroque (ironiquement subverti) ? “Apparitions “, “visions », moments furtifs de 1 inquiétante étrangeté
On sait la présomption de réalisme qui pèse sur la photographie (elle a valeur d’indice, elle “ enregistre le réel »). Elle a pourtant ici une toute autre ambition. Le travail des ombres accomplit une mise en crise de la visualité. Notre propension à une version tautologique du voir (je vois ce que je vois, un point c’est tout) est enrayée. Défection du visible, il redevient énigmatique. Quelque chose, là, insiste et se dérobe tout à la fois (excès et manque). Et, lorsque défaille le visible, défaille aussi le sujet qui voit, débouté de son pouvoir d’identifier et de nommer l’objet de sa perception. La mise à mal de notre prise sur le monde dérange aussi notre prise sur nous-mêmes. Malaise qui s’appesantit. Nous y retrouvons l’écho de nos propres hantises (« hantises “ : ce qui revient, ce qui survit sur le fond d’une perte). Ainsi, le visible se creuse-t-il d’un invisible qu’il suscite et qui vient l’inquiéter Mais cet invisible, à la différence du cas de l’allégorie religieuse, n’ouvre pas sur une transcendance, il n’en est pas l’appel. Il est plutôt à reverser au compte de notre intériorité troublée et des tourments de notre mémoire.
Loin de toute velléité “ documentariste “, la photographie d’Éric Aupol se met au service d’une autre visualité capable de (re)donner aux images un pouvoir de latence.

Georges Collonges
extrait de « Destin de la statuaire »
in « Eric Aupol, photographies », Ville de Sarlat / éditions Le Festin, 2003

  English 

Sarlat

The shadows work. Darkness disconcerts the automatisms of perception. Rarefaction of the visible. Things become indistinct, elusive. The photographer takes possession of this shadows work and establishes it as a productive pressure. He uses it as a strategy. This photographed shadow, we do not inhabit in it (the photograph is not a substitute of the perceptual experience but the production of critical images that uses its ambiguities.)
Chromatisme of the dark. Gradations of darkness : more towards the night or more towards the dawn. Except for some isolated radiances, a residual light lets install the grey tones and fades the colors (bluish pallor of plastic). Warmth only of the materials that are bound up with the earth (reddening browns, sandy ochres).

Platitude of the archangel. It endures as well the eventuality of a collapse. But if it is disappearing, it's because of something else :  the fluid movements of the black background drowns its raising posture (the content is about to absorb the form). In addition, on the front, the plastic transparency, finely striated, inflicts a smoothing to it, from top to bottom. The statue slides, flows rather than crumble; it sinks (the photography is assumed as surface; in this operation, the statue loses its consistency: its volume is contested twice).

Fragmentations. The photographer constrains us to fragmented frames: he deprives us of any panoramic views. Eaten by the shadow, the visible loses its evidence of visual spectacle, "I stop adhering to my own eyes '6' What do I see exactly? The eyes become observant. In this hesitation, the person that sees engages his own reminiscences and its own imagination.

Metamorphoses. "Gone are the strong and the calm. A certain dance is everywhere". Are these folds, uncertain, fluids and solids at the same time, a statue lying on the floor or some shapeless rags that fall to the ground? This hole in the ground with those powdery remains, brings out a configuration of clouds in the sky, as in some baroque trompe-l’œil (ironically subverted), doesn't it? "Apparitions", "visions", furtive moments of a disquieting strangeness.

We know the realistic presumption that influences the photography (it has an index value, it "saves the real"). Yet it has here a different ambition. The shadows work carries a crisis out of the imagery. Our tendency to a tautological version of the visible (I see what I see, and that's all) is obstructed. Defection of the visible, it becomes enigmatic. Something, there, insists and evades at the same time (excess and lack). And, when the visible fails, the person that sees also fails, dismissed of his power to identify and to name the object of his perception.
The endangerment of our grip on the world also disturbs our grip on ourselves. Unease that weighs heavely. We rediscover there the echo of our own obsession ("obsession" : what comes back, what survives to a backdrop of a loss). Thus, the visible is widening of an invisible that it arouses and that comes to worry it. But this invisible, unlike the case of the religious allegory, does not open to a transcendence, it is not the appeal. It rather is to be put in the account of our troubled inwardness and torments of our memory. Far from any "documentary" velleity, Éric Aupol's photography puts itself in the service of another imagery able to give the images a power of latency.

Georges Collonges
extrait de « Destin de la statuaire »
in « Eric Aupol, photographies », Ville de Sarlat / éditions Le Festin, 2003