Vita Novae
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Vita Novae
« A ce moment, il s’est levé à nouveau et j’ai pensé que dans cette cellule si étroite, s’il voulait remuer, il n’avait pas le choix. Il fallait s’asseoir ou se lever. »
Albert Camus, L’étranger.
Militant de la première heure, Eric Aupol travaille depuis plusieurs années sur la question de l’immigration clandestine en Europe en photographiant tant les personnes qui constituent cette communauté de l’ombre que les espaces dans lesquels elles résident ou elles travaillent. Il commença ce projet en Andalousie, plus précisément par les serres implantées entre Alméria et Motril, en saisissant l’interpellante abstraction d’une topographie de plastique à l’étrange blancheur virginale. Interpellante en effet car les prises de vues d’Eric Aupol se jouaient alors de l’ambiguïté de ce paysage couvrant d’une fine pellicule aseptisée plusieurs milliers de Km2 d’un autre paysage, aride, naturel celui-là et cultivé. Nous aurons vite compris qu’au-delà de la fascination exercée par cette matière immaculée, c’est bien de l’espace interstitiel qu’Eric Aupol voulait témoigner, de cet espace habité par plus de 8.000 personnes extracommunautaires, parmi lesquelles plus de 75% de clandestins, y travaillant sous d’atroces chaleurs dans des conditions sociales et économiques inhumaines et immorales.
Car la photographie d’Eric Aupol est bien de l’ordre de la dénonciation, ici celle des flux migratoires et des économies dont l’illégalité est reconnue mais acceptée car nécessaire pour permettre à plus de 25% de la culture maraîchère européenne de se retrouver sur les étals de nos marchés et dans les rayons de nos centres commerciaux, tout au bonheur de nos plaisirs privilégiés. Parler d’un esclavagisme moderne, nourri par un déséquilibre mondial de répartition des richesses.
Une dénonciation par le biais d’une photographie dont Eric Aupol revendique le caractère documentaire même si, dans le même temps, il ne renie pas la veine plasticienne indéniable dont sa culture photographique est issue. Loin de considérer la double nature de son travail comme une « contre-nature », il veut témoigner de la dimension polysémique de la photographie en la considérant à la fois comme un champ plastique d’une part et politique ou mental d’autre part. Il s’agit bien pour lui de saisir le monde et de dénoncer, par ses réalités physiques et humaines, les conditions contemporaines d’une organisation géopolitique et de stratégies socio-économiques.
Le projet exposé dans notre biennale rassemble en un seul accrochage un travail entamé depuis plus de trois ans que le photographe français définit comme une entreprise de « typologie des marges » en Europe. Nous avons voulu associer une première série de portraits de travailleurs clandestins à une seconde série montrant des fragments des lieux où la prise de vue a été faite.
« La neutralité du médium n’existe pas », clame Eric Aupol, « il s’agit de montrer, dans une vue politique, ceux et celles qui n’ont d’appartenance à une communauté que dans ses bords, ses limites. Tenter une typologie de la marge et de la clandestinité quand celles-ci deviennent signes d’une appartenance commune, pointant le doigt sur le bouleversement contemporain du rapport à la communauté, à l’autre. »
S’il fallait thématiser cet article, le titre pourrait en être « proximité, contraste et ambiguïté ». Il ferait référence tant au protocole photographique qu’à son adéquation au sujet.
LES PORTRAITS
Un protocole, toujours identique : Une feuille de calque mal collée sur une fenêtre, source de lumière laiteuse et intense à la fois. Fond neutralisé et pourtant incontournable. Les moyens sont de l’ordre du bricolage, de l’éphémère, du « sous la main ». Comme si le photographe endossait dans sa « manière » la pelisse des êtres dont il veut rendre compte de la précarité, de l’impermanence du statut, comme si l’urgence et la précipitation, temporalité photographiée, devenaient matière de la photographie. De passage. D’un monde dans un autre, à la limite. La fenêtre comme analogie de cet état de passage, de transbordement, d’un espace contrôlé à un espace inconnu, un trou dans un mur, une béance, aveugle, ne laissant entrevoir que ce que l’imagination voudra bien rendre géographique. Un plan serré et frontal sur une existence, se découpant comme une figure singulière sur un monde flou, incertain, improbable, indifférent à la présence même de cette vie pourtant bien là. Un fond violent, saturé, tant par l’intensité de sa lumière que par l’enfermement provoqué par l’absence de champ visuel et de perspective. Le regard s’adapte, lentement. Le rapport est ambigu, la proximité interpellante. Le dialogue entre regardant et regardé s’inscrit presque dans une relation intime. Inconnus, ces hommes et ces femmes, anonymes et pourtant si familiers, si proches. De nulle part et à la fois possibles voisins. Où sommes-nous dans ces catégories identitaires rendues si meurtrières par leur prétendue clarté ? Dans ce jeu de clair-obscur, le corps apparaît progressivement, comme par timidité ou crainte d’être surpris. Un visage, surtout, un visage inexpressif. Mettre un visage sur une communauté invisible, sur une statistique, sur les « cafards » comme les appelait dernièrement un des représentants du parti politique de la Ligue du Nord en Italie. Un regard, partagé, renvoyé aussi, faisant d’un Autre silencieux une question, réversible. La dimension du tirage (80x80) installe l’équivalence, dissout les limites dans un rapport d’échelle où photographié et visiteur ont même valeur, alors que la réalité sociale est toute autre. La prise de vue est frontale, un peu comme celle d’un photomaton, prête à être appliquée sur des papiers de régularisation. Mais il reste des parts d’ombre, tant sur l’avenir que sur ce qu’autorise le présent. Trop de parts d’ombre.
LES ESPACES
« Voyez-vous, quand on a une espèce d’abîme en soi, qui se creuse à chaque instant…pour beaucoup, c’est un précipice. Et que fait un homme qui arrive au bord du précipice, qui a le vertige ? Instinctivement, il regarde au plus près – vous l’avez fait, vous l’avez vu faire. C’est simple, c’est la chose la plus simple. On porte son regard à la marche immédiate ou au pilier, à la balustrade, ou à un objet fixe, pour ne pas voir le reste. Au bord du gouffre, l’homme ne fera pas une philosophie de la chute ou du désespoir. Il regardera très attentivement le caillou pour ne pas voir le reste. Maintenant, il arrive que le caillou s’entrouvre à son tour, et devienne lui aussi un précipice. Ainsi, n’importe quel objet, il suffit de vouloir le décrire, s’ouvre à son tour, devient un abîme. Mais cet abîme-là peut se refermer. C’est plus petit. On peut, par les moyens de l’art, refermer un caillou. On ne peut pas refermer le grand trou métaphysique. Mais peut-être la façon de refermer le caillou vaut-elle pour le reste, thérapeutiquement. Cela fait qu’on continue à vivre quelques jours de plus. » Francis Ponge, L’expérience du précipice intérieur, extrait d’une conférence faite à Bruxelles le 22 Janvier 1947.
Ce rapport intime avec les portraits dénonce et évoque déjà à la fois. De la proximité humaine à la promiscuité spatiale, le pas est franchi. Lorsque Eric Aupol veut rendre compte des espaces d’accueil, d’hébergement ou de travail de ces migrants clandestins, il choisit deux postures. Photographier une fois encore les fenêtres, mais voilées, entre-ouvertes, obturées par une persienne qui dérobe à la vue un paysage possible dans la seule imagination. L’ailleurs est là, à portée de main, et à la fois rendu inaccessible par l’illégalité du séjour. Un espace de vie clos, petit, où l’on peut s’imaginer que le seul moyen de se remuer tient dans le fait de s’asseoir et de se lever. L’étranger ne peut voir ou ne peut être vu. Comme le souligne Cédric Loire dans un article sur « Vitae nova », « les absences et les manques – de profondeur, d’horizon, d’occupant visible, de signes d’appropriation – caractérisent surtout ces lieux ordinaires, dont tout indique qu’ils sont davantage traversés, ou occupés de façon très provisoire, que véritablement habités ; que le corps semble ne jamais pouvoir y trouver de repos durable, qu’il n’y est que de passage, en transit. » Et c’est donc dans la recherche de fragments, de détails, du « caillou » cher à Francis Ponge qu’Éric Aupol parle, dans le recueillement du silence, du gouffre et de la tentation du désespoir et de la chute. L’objet comme repère nomade. Vivre sur la ligne du basculement, en permanence, stabiliser son existence autour de ce que l’on peut maîtriser, quelques objets. Des objets que l’on entretient parce qu’ils sont ceux de l’employeur « respectable », que l’on empile ou que l’on entasse dans un sac plastique suspendu à un balcon, sur le seuil de la fuite permanente. Eric Aupol se rappelle pourtant cette pulsion de vie qui anime ces hommes et ces femmes et qui leur permet de ne pas sombrer alors qu’ils ont tout abandonné. Une vie nouvelle, dans un nouvel Eldorado, où tout tient à la préciosité des instants (des fragments ?) et à la capacité de les assembler, de les régir, de les composer mentalement pour les faire siens, pour donner corps et sens à une histoire en déshérence. S’agit-il alors d’un hommage à cette pulsion de vie lorsque la qualité du cadrage, la rigueur géométrique de l’occupation de l’espace de l’image, le velouté du grain photographique, l’équilibre de la balance des contrastes ou le jeu subtil des reflets et de la lumière donnent à l’œuvre d’Éric Aupol une esthétique qui tiendrait plus de la préciosité que de la dénonciation pourtant à la source du projet ?
Entre le document et la picturalité, cette photographie restera éternellement ambiguë, voire décalée. Sauf à opposer à cela que fond et forme, éthique et esthétique ne sont pas nécessairement opposables, ce que démontre celui qui arrive à les rendre complémentaires dans un projet cohérent et authentique. Ce qui est le cas d’Éric Aupol.
Marc Mawet
Chargé de cours à l’ULB, commissaire de la Biennale Photographie et Architecture
La Cambre, Bruxelles
English
Vita Novae
"Just then he got up again, and it struck me that if he wanted to move in this tiny cell, almost the only choice lay between standing up and sitting down."
Albert Camus, "The Stranger".
Long-time activist, Eric Aupol has worked for several years on the illegal immigration issue in Europe, photographing people who establish this shadow community and the spaces in which they reside, or they work. He began this project in Andalusia, more precisely in a greenhouses located between Almeria and Motril, capturing the enthralling abstraction of a plastic topography with a strange virginal whiteness. Enthralling indeed, because Eric Aupol's shots played then with the ambiguity of this landscape, covering with a thin asepticized layer several thousand Km2 of another landscape, arid, natural and cultivated. We will have soon realized that beyond the fascination practiced by this immaculate matter, it is indeed the interstitial space that Eric Aupol wanted to show, this inhabited space by more than 8,000 non-EU people, including more than 75% of illegal immigrants, working there under excruciating heat, in inhuman and immoral economic and social conditions Because Eric Aupol's photography is indeed about denunciation, here about the migration flows and economies whose illegality is recognized but accepted because it is necessary to allow more than 25% of the European market gardening culture to end up on the stalls of our markets and on the shelves of our shopping centers, for the happiness of our privileged pleasures. Speaking of a modern slavery, fed by a global imbalance of wealth distribution.
A denunciation through a photography of which Eric Aupol claims the documentary character even though, at the same time, he does not deny the undeniable plastician style of which his photographic culture is derived. Far from considering the double nature of his work as "unnatural", he wants to show the polysemous dimension of the photography by considering it as a plastic field on one hand and political or mental on the other. This is for him about understanding the world and denouncing its physical and human realities, the contemporary conditions of a geopolitical organization and of socioeconomic strategies.
The project exhibited in our biennial brings together in one hanging a work started more than three years ago, that the French photographer defined as an undertaking of "typology of the margins" in Europe. We wanted to associate a first set of illegal workers's portraits to a second showing fragments of the places where the shooting was done.
"The neutrality of the medium does not exist," claims Eric Aupol, "it is about showing, in a political view, those who belong to a community only in its borders, its limits. Attempting a typology of the margin and the clandestinity when they become signs of a shared affiliation, pointing the finger on the contemporary disruption of the relation to the community, to the other."
If we had to thematize this article, the title could be "Closeness, contrast and ambiguity ". He would refer to the photographic protocol as much as to his adequacy to the subject.
PORTRAITS
A protocol, always identical: A tracing paper poorly glued to a window, source of milky and intense light at the same time. Neutralized content and yet unavoidable. The patching up , the ephemeral, the "nearby" are the means. As if the photographer took on in his "manner" the pelisse of the people whose he wants to report the precariousness, the status impermanence, as if the urgency and the haste, photographed temporality, became matter of the photography.
Of passage. From one world to another one, at the limit. The window as an analogy of this transition state, of transshipment, from a controlled space to an unknown space, a hole in a wall, a gap, blind, letting foresee only what the imagination would want to make geographical. A tight and frontal shot about an existence, standing out as a singular figure on a blurry world, uncertain, improbable, indifferent to the very presence of this life, yet there. A violent content, saturated, as much by the intensity of its light as by the confinement caused by the absence of visual field and perspective. The eyes adjust slowly. The connection is ambiguous, the proximity is enthralling. The dialogue between the watcher and the watched fit almost into an intimate relationship. Unknown, these men and women are anonymous and yet so familiar, so close. From nowhere and possible neighbors at the same time. Where are we in these identity categories made so murderous by their supposed brightness? In this chiaroscuro game, the body gradually appears, as in shyness or fear of being caught. A face, above all, expressionless face. Putting a face on an invisible community, on a statistic, on the "cockroaches" as recently called by a representative of the Northern League political party in Italy. A glance, shared, also returned, making from another quiet a question, reversible. The size of the print (80x80) establishes the equivalence, dissolves the limits in a ratio scale where photographed and visitor have the same value, while the social reality is different. The shot is frontal, a little bit like a photo-booth, ready to be put on regularization papers. But there are still some dark sides, as much on the future as on what authorizes the present. Too many dark sides.
SPACES
"You see, when you have a sort of abyss in you, which is constantly widening ... for many it's a precipice. And what does a man who is on the edge of the precipice, who suffers from vertigo? Instinctively, he looks closer - you did it, you've seen it done. It's simple, it's the simplest thing. We look towards the nearest step, the pillar, the balustrade, or a fixed object, so we don't see the rest. On the edge of the abyss, the person will not make a philosophy of fall or despair. He will look very carefully at the stone not to see the rest. But, it may happen that the stone opens in turn, and also become a precipice. Thus, any object, you just have to be willing to describe it, opens in turn, becomes an abyss. But this abyss then may close. It is smaller. We can, through art, close a stone. We cannot close the great metaphysical hole. But maybe the way to close the stone is worth for the rest, therapeutically. This means that we continue to live a few more days. " Francis Ponge, The experience of an inner precipice, from a lecture given in Brussels, January 22, 1947
This intimate relationship with the portraits denounces and evokes at the same time. From Human proximity to the spatial promiscuity, the leap is taken. When Eric Aupol aims to report welcome centers, accommodation or work of these illegal immigrants, he chose two positions. Photographing once again the windows, but veiled, half-open, closed by a louvered shutter which conceals from the sight a landscape only possible in the imagination. The elsewhere is here, within easy reach, and at the same time made inaccessible by the illegality of the stay. An enclosed living space, small, where we can imagine that the only way to move comes from sitting down and getting up. The foreigner cannot see or cannot be seen. As Cédric Loire points out in an article about "Vitae nova", "absences and lakes - of depth, horizon, visible occupier, signs of appropriation - especially characterize these ordinary places, whose everything indicates that they are entered or occupied very temporarily, but not really inhabited ; that the body doesn't seem able to ever find some lasting rest, that it's only passing through, in transit." And it is therefore in the search for fragments, details, the "stone" dear to Francis Ponge, that Eric Aupol talks, in meditation of the silence, about the abyss and the temptation to despair and fall. The object as nomadic mark. Living on the line of the upheaval , permanently, stabilizing one's existence around what one can master, some objects. Objects that are maintained because they belong to the "respectable" employer, that are piled or heaped up in a plastic bag hanging from a balcony, on the threshold of the permanent escape. Eric Aupol yet remembers this life impulse that drives these men and women and that allows them not to decline when they have given up on everything. A new life, in a new Eldorado, where everything comes from the preciousness of moments (fragments?) and from the ability to gather them, to rule them, to compose them mentally to make them our own, to give substance and meaning to an escheat history. Is it then a tribute to this life impulse, when the quality of the framing, the geometric rigor of the space occupation of the image, the smoothness of the photographic grain, the balance of contrasts or the skilled game of reflections and of the light, give to Eric Aupol's work an aesthetics that would rather comes from preciousness than denunciation, yet at the source of the project?
Between the document and the pictoriality, this photograph will always remain ambiguous or offbeat. Except to oppose to this that substance and form, ethics and aesthetics are not necessarily opposable, which demonstrates the one that manages to make them complementary in a coherent and authentic project. This is the case of Eric Aupol.
Marc Mawet
Lecturer at ULB, curator of the Biennale of photography and architecture, La Cambre, Brussels